Par Pierre de La Coste
Article publié dans la revue 2050 Numéro 4
Internet semble changer la donne dans la vie politique française, en faisant une irruption spectaculaire dans la campagne des élections présidentielles et législatives. Mais il existe de réelles limites à son impact, et le développement d’une véritable « Démocratie électronique », si elle se confirme, laisse pour l’instant en suspens plus de questions, tant pratiques que théoriques, qu’il n’apporte de réponses.
En octobre 2006, des experts venus de tous les continents, réunis à Issy les Moulineaux, faisaient le point sur les progrès de la e-démocratie dans le monde[1]. Invité d’honneur : la Corée du Sud, terre promise des technologies de l’information, dont le Président est probablement le premier chef d’Etat à être élu à la suite d’une mobilisation par Internet et messages SMS. C’est plutôt vers l’étranger que la France braque ses regards. Elle est rarement considérée comme « en avance » sur ce sujet, dans les différents baromètres comme par exemple Politics on line de Phil Noble[2].
Côté Français, néanmoins, l’année présidentielle se prépare, au Forum des droits sur Internet. Cette structure officielle est chargée de la « corégulation de l’Internet » en France, c’est à dire de gérer les relations délicates entre les usages d’Internet et le droit français. Sa présidente, Isabelle Falque-Pierrotin a donc décidé, dés juin 2006, de faire rédiger par un comité d’experts une recommandation destinée au Gouvernement sur le sujet : « Plus encore qu’en 2002, les campagnes des années 2007 et 2008 se dérouleront sur le web. La généralisation du haut débit dans les foyers français comme la reconnaissance de l’Internet en tant que média, obligent à considérer le rôle de l’Internet comme vecteur des idées politiques et comme lieu du débat démocratique », souligne le texte, présenté le 17 octobre, qui se présente comme un guide juridique très complet à l’intention des candidats.[3]
En effet, les débuts de la campagne électorale sont d’emblée marqués par une spectaculaire percée des blogs politiques (ces journaux personnels sur Internet, très réactifs), des vidéos en ligne, des listes de diffusion massives, et d’une manière générale, par l’utilisation des technologies de l’information au service de la communication politique des candidats.
Percée et limites de l’Internet politique
Il s’agit probablement de la principale innovation de cette élection présidentielle. Elle semble toucher en profondeur à la relation des acteurs de la vie politique avec les citoyens. Néanmoins, plusieurs précisions ou limites corrigent d’emblée le caractère révolutionnaire de ce phénomène.
Tout d’abord, les « grands » candidats, et la quasi totalité de ceux-ci, sont connus des Français par les mass-médias traditionnels. Ils sont même, plus que jamais dans notre histoire électorale, issus de la télévision et sont passés maîtres dans la manière de l’utiliser. C’est particulièrement vrai de Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, mais aussi de Jean-Marie Le Pen, José Bové, Olivier Besançenot et bien d’autres, chacun dans son registre.
D’autre part, plus qu’à une véritable percée de l’Internet politique au détriment des médias et tribunes traditionnels, on assiste à un mélange ou à un mixage des anciens et des nouveaux outils : des informations ou des rumeurs circulent sur le web, puis débouchent à la télévision, la radio ou dans un quotidien, où elles trouvent leur vrai retentissement politique ; inversement, les internautes observant les déclarations des candidats à la télévision peuvent se saisir d’extraits, les mettre en ligne et donner à des propos donnés un impact plus important dans la durée.
Le 28 février, des acteurs et des experts, réunis à la Fondation pour l’innovation politique, faisaient le point sur le net campagne, sur le thème : « Internet, futur vainqueur des élections présidentielles ? ». Deux points de consensus ont émergé : l’Internet représente un énorme progrès dans l’information des citoyens qui dispose de toute la documentation en ligne pour nourrir sa réflexion ; c’est aussi une révolution radicale, mais sur un point précis, peu connu du grand public, l’organisation interne des équipes de campagne, qui fonctionnent maintenant pratiquement sur Internet.
Des utilisations différentes selon les partis
Au de-là de ces remarques, on distingue déjà, selon nous, trois types différents d’utilisation d’Internet dans la campagne :
La plus radicale a été celle pratiquée par Ségolène Royal. Elle repose sur une véritable révolution copernicienne. La « démocratie participative », préconisée par la candidate socialiste sur son site « Désirs d’avenir »[4], consiste à faire « remonter » les idées et les propositions des citoyens, à les faire traiter par des équipes de permanents et de bénévoles, puis à les insérer dans le programme présidentiel. Le phénomène blog semble arriver à point nommé pour servir de support et d’outil technique à cette nouvelle forme de démocratie. Mais la méthode, qui a pu surprendre par son audace et a créé un véritable engouement chez certains internautes, ne semble pas avoir été comprise par l’opinion. On lui reproche de favoriser l’émergence de propositions contradictoires et de court-circuiter les procédure classiques d’élaboration du programme socialiste. Face à un début de confusion, la candidate a d’ailleurs dû mettre la tentative de démocratie participative en sommeil. Mais rien ne dit d’ailleurs que celle-ci n’a pas un bel avenir dans les prochaines élections, notamment locales.
La démarche de Nicolas Sarkozy est beaucoup plus classique et s’inspire du modèle gaullien, simplement revisité par des outils nouveaux. Le candidat s’adresse au peuple français, dans un discours et dans un style qui lui est personnel. Les nuées de militants, sur leurs blogs et leur listes de diffusion, diffusent le message comme autant de « colleurs d’affiche virtuels » ou de « distributeurs de tracts électroniques ». Cette démarche peut paraître modeste, elle a néanmoins été soigneusement préparée par des investissement importants, comme l’acquisition d’une « plate-forme de blog » mis à disposition des militants, avec le soutien d’une figure de la « blogosphère » française, Loïc Le Meur.[5]
La troisième attitude est celle de tous les autres candidats, qu’il s’agisse des « troisièmes hommes » susceptibles d’accéder au deuxième tour, ou des « petits candidats ». Ils ont comme point commun de protester tous contre le traitement des médias de masse, qui selon eux les marginalisent. Le Front national, le plus ancien parti sur Internet[6], a depuis longtemps utilisé ses sites comme antidote à ce qu’il appelle sa « diabolisation » par le système médiatique. L’UDF[7], dont les finances sont limitées, compte plus sur ses bloggers que sur son appareil partisan pour faire connaître François Bayrou et mettre à mal la bipolarisation. Tous les autres candidats tiennent un langage similaire : l’internent leur donne la liberté et les moyens d’action que les autres médias leur refuseraient[8]. Ils utilisent activement Internet pour la chasse aux signatures
Le rôle d’Internet, comme expression des opinions dissidentes et anti-conformistes, c’est à dire contre le conformisme supposé des mass-médias, ne doit pas être sous-estimé. Lors du dernier referendum sur la Constitution européenne, toutes les études ont montré que les médias avaient en majorité voté « Oui », comme les partis et la classe politique, tandis qu’Internet avait majoritairement milité pour le « Non ». Cependant le cas de figure n’est plus le même aujourd’hui, à cause du mélange entre médias traditionnels et nouveaux, et des investissements importants que consentent tous les partis, pour des raisons différentes, que nous évoquions plus haut. Le caractère « rebelle » d’Internet est donc probablement émoussé dans cette élection présidentielle.
Démocratisation d’Internet
Internet, en réalité, épouse de plus en plus les contours de la population française. Avec près de 11 millions d’abonnements à Internet haut débit, et une progression de plus de 40% en un an, le réseau se démocratise à vue d’œil[9]. La cause première du succès de la net campagne en France, comme le succès de l’administration électronique (impôts en ligne par exemple) est tout simplement la popularité grandissante de l’Internet toujours plus présent dans la vie quotidienne et les foyers. Internet change la politique parce qu’il change la vie.
Néanmoins, l’émergence de l’Internet dans la politique pose un certain nombre de problèmes que l’on peut classer du plus pratique au plus théorique.
Nous laissons de côté la question délicate et passionnelle du vote électronique, qui commence à se répandre sous forme de tests, avec le vote à distance sur Internet pour les Français de l’étranger et le vote sur machine à voter électronique dans les bureaux de vote. Ces expérimentations, dont André Santini s’est fait le farouche défenseur, soulèvent parfois des tempêtes de protestations. Les évolutions techniques et surtout le développement de l’usage de l’Internet politique, permettront selon nous de garantir la sincérité du scrutin électronique dans les prochaines années.
Les problèmes présents sont ailleurs. Le Forum des Droits sur l’Internet, dans sa recommandation, a précisé les droits et les devoirs des candidats et des partis vis à vis d’Internet : le cadre légal applicable à la propagande sur internet, la question du financement de la web campagne, et l’accompagnement de l’action militante. Ces trois sujets classiques peuvent être maîtrisés, et l’Observatoire de la Net-campagne, mis en place à la suite de la recommandation, n’a pour l’instant pas relevé d’anomalies notoires. Mais le réseau peut abriter un certain nombre de pratiques douteuses et difficiles à combattre. Internet est d’abord une gigantesque caisse de résonance pour les rumeurs, spontanées ou non. La « tromperie sur la marchandise » y fleurit. Tel site feint de soutenir un candidat, rassemble des internautes, puis change opportunément d’avis dans un moment difficile. L’anonymat permet de grossir les troupes de militants, chacun intervenants sous une multitude de pseudonymes...bref, on peut créer artificiellement des mouvements d’opinion et nuire ainsi à la loyauté des débats.
Une question de souveraineté
L’importance croissante de l’Internet politique en France laisse également ouverte une autre question, presque totalement ignorée du grand public, celle-là. C’est la question dite de la « Gouvernance de l’Internet ». Si, dans notre pays, la démocratie (après le commerce, l’information, les loisirs, l’administration, etc...) s’appuie de plus en plus sur le réseau mondial Internet, il est urgent de rappeler que celui-ci est très largement hors du contrôle des Etats, à l’exception d’un seul : les Etats-Unis d’Amérique, toujours juridiquement propriétaires d’Internet par l’intermédiaire d’un organisme nommé ICANN, considéré comme le « gouvernement de l’Internet ». Les progrès de la démocratie électronique ne peuvent donc se poursuivre sans un rééquilibrage de ce gouvernement de l’Internet, un partage d’inspiration plus multilatérale des responsabilités des Etats souverains.[10]
Démocratie représentative et Internet
Sur la nature même de notre système politique, les campagnes électorales présidentielle et législatives, et surtout les élections locales qui suivront, peuvent nourrir un intéressant débat théorique : sommes-nous toujours dans une démocratie représentative, c’est à dire un système dans lequel nous confions à des élus le soin de nous représenter, sans mandat impératif ? On imagine les effets désastreux d’une sorte de démocratie électronique directe et permanente, où le gouvernement serait soumis à une véritable dictature de l’opinion qui paralyserait son action. Néanmoins, l’introduction de la démocratie participative ou directe dans le système actuel pourrait évidemment l’enrichir, par un contrôle accru des élus en cours de mandat, par plus de transparence dans les choix et les dépenses publiques.
Enfin, on est en droit de porter un jugement critique sur le niveau du débat généré par Internet. Il y a confusion entre « idées » et « propositions ». Les blogs permettent de faire émerger une multitude de propositions concrètes, dont un grand nombre de bon sens. Mais les grandes idées, les idées fortes qui donnent, parfois, un sens profond et une cohérence intellectuelle aux programmes des partis, puis à l’action des gouvernements ne viendront pas des blogs. Ni la doctrine militaire de la France, ni une vision un tant soit peu historique de son devenir et de sa place dans le monde. Ainsi, l’erreur de Ségolène Royal a sans doute été de faire une excellente campagne cantonale. Les blogs seront probablement beaucoup plus utiles pour peser sur des choix locaux que sur des choix nationaux.
Une élection de transition
Les blogs et la démocratie participative, utilisés abusivement au niveau politique général, ont peut-être quelque chose à voir avec le phénomène que l’on appelle improprement « la fin des idéologies ». C’est la méfiance à l’égard de tous les systèmes, toutes les théories, toutes les explications globales qui s’exprime ici, au profit de revendications individualistes, catégorielles, fragmentées, sans vision d’ensemble.
Au final, nous voyons donc des candidats, stars de la télévision, mais qui utilisent largement Internet pour faire la différence entre eux. Et un débat qui ramène les Français à la politique, par la petite porte. Il s’agit, espérons-le, d’une élection de transition.
Pierre de La Coste
Pierre de La Coste est écrivain et consultant en technologies de l’information, spécialisé dans l’administration et la démocratie électroniques. Derniers ouvrages parus : L’Hyper-République (Berger-Levrault, 2003) et Arkhalia, roman (Lampsaque, 2006)
[1] Lire les comptes-rendus des travaux sur www.worldegovforum.com
[3] Texte disponible sur www.foruminternet.org
[8] Voir par exemple (liste non limitative) : www.besancenot2007.org ; www.josebove2007.org ; www.nda2007.fr ...
[9] Chiffres fournis par l’Observatoire de l’Internet Haut débit, mai 2006. www.arcep.fr
[10] Sur le sujet de la gouvernance de l’Internet, lire un site très complet : www.netgouvernance.org/
Commentaires