Par Patrick Guedj
Dans quelques jours, chaque pays participant à l'ISO doit se prononcer sur l'adoption du format bureautique OOXML proposé par Microsoft. Si ce projet est adopté, il créera une situation à ma connaissance inédite où deux normes existeront pour le même sujet. Il me parait aussi aller dans le sens contraire de nos intérêts en consacrant la suprématie d'un seul acteur sur ce marché important. J'ai tenté de résumer ci-après les enjeux de cette décision. Il me semble que la France, représentée par l'AFNOR, devrait s'y opposer. C'est une question d'abord politique qui dépasse les affrontements traditionnels Gauche/Droite limités à notre pré carré. Un libéralisme extrème, d'abord marchand, va t'il l'emporter sur les mécanismes de régulation qui ont permis le développement équilibré que nous avons su construire ?
1 - Le risque d'extinction de la concurrence dans le secteur bureautique.
Début septembre l'ISO doit se prononcer sur le projet OOXML (Office Open XML) déposé par Microsoft qui est en conflit direct avec la norme ODF (Open Document Format) adoptée par l'ISO en 2005, qui a ouvert la concurrence dans le secteur bureautique.
Ce projet est contraire au "principe de cohérence" suivi par l'ISO comme par les autres organismes de normalisation (W3C ...). L'existence de plusieurs normes pour un même sujet supprime en effet l'essentiel de l'intérêt de la normalisation.
Par ailleurs, différentes expertises (Téléchargement april-iso.pdf) mettent en cause la qualité de ce projet qui redéfinie des normes existantes (images, algorithmes de chiffrement ...), contrairement là aussi au principe de cohérence, sans même en publier des spécifications suffisamment complètes pour pouvoir être mises en oeuvre par d'autre.
L'adoption de OOXML aurait pour principale conséquence de mettre fin à la concurrence ouverte par l'adoption du format ODF en consacrant l'hégémonie de Microsoft sur le marché important que constitue la bureautique. Les acteurs économiques n'ayant plus de raison de faire l'effort de migrer vers un autre
dispositif. Il mettrait fin aux espoirs de pouvoir développer, en particulier en Europe, une offre de logiciels et de services dans ce secteur.
2 - Le risque de déconstruction du dispositif de normalisation
L'initiative de la société Microsoft dépasse le cadre de la bureautique. Elle a aussi déposé un projet de norme en conflit avec le format de publication PDF dont la normalisation par l'ISO est en cours d'achèvement. En bousculant frontalement l'ISO sur plusieurs plans (bureautique, publication, dessins ...) la démarche engagée par cette société montre la volonté de se libérer des règles de la normalisation au profit de sa position dominante dans ces secteurs. Ceci pose un problème de principe : allons nous vers une économie totalement dérégulée où règnera la loi du plus fort, ou saurons nous imposer des contraintes permettant un développement harmonieux des marchés, notament par la normalisation ?
C'est une question politique. Laisser Microsoft ouvrir la porte de la déconstruction du dispositif de normalisation c'est tourner le dos à la régulation.
3 - La position de la France dans le processus de décision de l'ISO
La France est représenté à l'ISO par l'AFNOR qui agit sous la tutelle du ministère de l'industrie. Une commission chargé de recueillir le point de vue des différents acteurs concernés a été constituée au sein de l'AFNOR. Elle rend son rapport fin août. L'indépendance du président de cette commission,
en contrat avec Microsoft pour la réalisation d'un convertisseur entre les deux formats, a été mise en cause .
Dans un premier temps, en réponse à une question du député Bernard Carayon le ministre de l'Industrie a répondu que " les représentants de l'État privilégient une position qui n'aboutisse pas à deux normes concurrentes mais à l'enrichissement de la norme existante. " Depuis la position semble avoir évoluée vers une acceptation des deux normes en limitant l'enjeu à identifier les scénarios de conversions entre les formats , contrairement à l'orientation fixée par le ministre de l'Industrie dans sa réponse écrite.
Merci Patrick, pour cette alerte utile. je partage en tout point le fond de ton analyse. Une remarque néanmoins: je ne pense pas que l'on doive incriminer un "libéralisme extrême, d'abord marchand", mais bien une volonté de monopole, contraire a l'esprit du capitalisme et du libéralisme, comme aux fondements de la société de l'information.
Rédigé par : Pierre de La Coste | août 28, 2007 à 05:42 PM
À propos de l'usage du mot "libéralisme" dans la bataille des formats de documents (et plus généralement dans tous les sujets en relation avec l'intelligence économique dans le domaine des technologies de l'information), il convient effectivement d'être très prudent. Les entreprises en position monopolistique ou dominante dans ce secteur se présentent systématiquement comme des apôtres de la libre concurrence alors que la majeure partie de leur activité de lobbying consiste précisément à éliminer la compétition sur leurs marchés essentiels. Aujourd'hui, dans un système de marché concurrentiel, un logiciel bureautique d'usage général n'a pour ainsi dire plus aucune valeur patrimoniale (le traitement de textes, le tableur et le support de présentation sont devenus des logiciels de "commodité", dont les coûts de recherche et développement sont largement amortis). L'existence d'alternatives opérationnelles et viables au logiciel actuellement dominant est avérée depuis plusieurs années. Seul le maintien artificiel (non économique) d'une situation de monopole permet au fournisseur de ce logiciel de continuer à le vendre à un prix relativement élevé aux entreprises et aux administrations. Ce fournisseur a donc intérêt à retarder le plus longtemps possible, par des procédés de nature essentiellement politique incluant notamment le contrôle des normes et standards, le rétablissement d'une situation normale de marché. Ce qui le mène à adopter une posture qui n'est pas vraiment conforme aux canons de la pensée libérale classique. La normalisation (au sens français du terme, en tout cas) est un acte de puissance publique. Certes, le rôle des industries privées est essentiel dans les commissions d'experts, mais en cas d'absence de consensus, c'est la direction de l'AFNOR qui tranche, sous le contrôle de son ministère de tutelle. Dans ces conditions, la normalisation est, qu'on le veuille ou non, un acte de politique économique. Demander l'instauration d'une norme en sa faveur, c'est donc, pour une entreprise privée, revendiquer quelque chose n'est pas un comportement essentiellement "libéral". Bien sûr, en l'occurrence, les formes sont respectées: la normalisation du format Office Open XML est sollicitée officiellement non pas par une entreprise de logiciel bien connue, mais par un consortium de standardisation (ECMA International) qui fait écran entre le promoteur réel du projet et les organismes publics de normalisation, mais l'artifice ne trompe que ceux qui ont intérêt à être trompés. L'usage des mots n'est pas innocent. Depuis le début de ce siècle, l'idéologie est largement présente dans la panoplie des moyens d'influence utilisés par certains acteurs dominants du logiciel, dont le discours tend à assimiler toute innovation susceptible de remettre en question leurs propres modèles économiques à une entreprise de contestation du capitalisme et de la propriété privée. Il s'agit évidemment de pure rhétorique, compte tenu notamment de l'expansion phénoménale des activités commerciales liées au logiciel libre et de l'implication dans ce secteur d'entreprises telles qu'IBM, Sun, Red Hat, Novell, qui ne sont pas particulièrement connues pour leurs sympathies trotskystes ou anarchistes. Ne nous trompons pas de combat. Ce qui se passe en ce moment est une tentative de coup d'État dans la normalisation publique, menée par un acteur privé qui n'est pas représentatif des entreprises les plus dynamiques dans le monde du logiciel. Attribuer à cet acteur le rôle de représentant du libéralisme marchand, c'est lui adresser un reproche qu'il interprétera comme un compliment et retournera comme une arme contre les autres entreprises (aussi capitalistes et marchandes que lui) qui, elles, tentent de lui faire échec. La normalisation du format Office Open XML est un projet qui s'inscrit en opposition avec les valeurs communes du libéralisme et de la social-démocratie. Un large consensus contre ce projet devrait donc se manifester en France. Mais le choix des mots en est sans doute l'une des conditions.
Rédigé par : Jean-Marie Gouarné | septembre 03, 2007 à 01:39 PM