Par Pierre de La Coste
Article publié dans la Technology review (version française) numéro spécial en partenariat avec le Cube-Festival, juin 2008.
Infographie : sciencegraphique
Personne ne connait aujourd’hui l’avenir d’Internet. Ceux qui s’essaient à l’art de la prospective savent que les innovations vont tellement vite qu’elles arrivent sur notre ordinateur avant même d’avoir été prévues, théorisées et analysées. Il est donc impossible de prévoir leur arrivée. En revanche, il est possible de les favoriser en laissant des « crapauds fous » explorer des chemins de traverse, tandis que la foule, elle, se rue dans « la bonne direction »...
Chez la plupart des crapauds, les lieux de vie habituels sont distincts des sites de reproduction. Lors de la période nuptiale, un instinct très sûr guide la majorité des crapauds, mâles et femelles, dans la direction des zones généralement humides, voire marécageuse, où ils vont se regrouper, s’accoupler et assurer ainsi la survie de l’espèce. Seuls quelques individus, désorientés pour une raison quelconque, partent dans la mauvaise direction. Ils se traînent sur des terrains inappropriés, meurent de faim, sont dévorés par des prédateurs et n’ont donc qu’une chance infime de trouver un partenaire et l’humidité propice à leurs ébats. Il s’agit là de la situation normale, hors intervention de l’homme. Car celui-ci, de temps à autre, à l’idée de construire une autoroute entre les lieux de séjour ordinaire et les lieux de nuptialité. Cent pour cent des crapauds « normaux » sont alors éliminés[1]. On comprend dés lors que tout l’avenir de leur race dépend des quelques crapauds « fous », dont certains très rares spécimen ont pu, par miracle, se reproduire.
Chez les humains, on observe parfois des comportements comparables : Christophe Colomb, Léonard de Vinci, Newton, n’ont-ils pas été considérés comme fous par leurs contemporains parce qu’ils semblaient prendre la « mauvaise direction » ? En réalité, ils ont ouvert à l’humanité des voies nouvelles qui lui ont permis de progresser et peut-être de survivre à ses erreurs.
Plus récemment, Internet n’a-t-il pas été créé par des « crapauds fous » ? Ce réseau destiné à l’origine aux militaires et aux chercheurs est finalement devenu l’outil essentiel de communication, d’échange et de commerce de millions d’humains. Un tel succès était pratiquement imprévisible. On le doit à des innovateurs de génie comme Vint Cerf et Tim Berners-Lee (pour le Web). Ces « crapauds fous », aujourd’hui reconnus et célèbres, ont bien vite été rejoints par la masse des utilisateurs. Mais un précurseur comme Ted Nelson, véritable inventeur du concept original de l’hypertexte, a poussé sa quête erratique beaucoup plus loin dans la « mauvaise direction ». Selon les « crapauds normaux », et il n’en est toujours pas revenu...
L’autoroute de la mort
Internet a toujours tiré sa force de ses capacités d’évolution et d’agrégation des technologies, services et langages nouveaux. Mais les tentations de créer des rigidités, des choix préétablis pour les internautes ne manquent pas. La diversité est un combat. La monoculture technologique, par exemple le monopole de fait d’un certain type ou d’une certaine famille de logiciels, est un danger. Cette domination accroît l’impact mortel d’un virus particulièrement puissant ou d’un bug général. Le bug ou le virus devient alors l’autoroute qui élimine la totalité des crapauds « normaux ». Autre danger, la ruée des internautes sur un nouveau type de services, à la mode aujourd’hui, les « réseaux sociaux » : s’ils fonctionnent tous de la même manière, ils sont menacés par un fléau encore plus grave, la récupération illégale (du moins en droit français) des données personnelles, ce qui représenterait un terrible préjudice pour leurs usagers.
Il faut aussi se méfier des regroupements économiques des grands acteurs. Lorsque votre fournisseur d’accès, votre moteur de recherche préféré, votre web mail, votre navigateur, votre « réseau social », votre système d’exploitation et votre blog appartiendront au même groupe ou seront réunis par des « partenariats » très intéressés, ouvrez l’œil. Il se pourrait que les services qu’on vous propose de manière exclusive et peut-être gratuite, guident votre choix de manière biaisée afin d’exclure la concurrence. Vous aussi, professionnel ou particulier, comportez-vous comme un petit « crapaud fou », pour éviter l’autoroute de la mort. Du moins, veillez à ne pas vous couper de la solution alternative « crapaud fou ». Assurez-vous que tous vos fournisseurs, ou prestataires, vous proposent toujours des solutions interopérables avec les autres solutions du marché. Du côté des institutions, un simple audit des choix informatiques d’une grande administration centralisée montre à quel point le risque de s’enfermer dans une solution unique représente un danger réel et dommageable pour les deniers des contribuables.
Côté particuliers, ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier est la devise de l’internaute averti, surtout s’il vit en France. En effet, avec plus d'un Français sur deux connecté à Internet, en majorité en haut débit, la France va dans la bonne direction, et la tendance ne devrait pas s'inverser, puisque, on nous l'a assez dit, notre haut débit est le moins cher d'Europe... C'est donc « Monsieur Tout le monde » et « la ménagère de moins de 60 ans » qui se connectent ou vont se connecter en 2008 en France. C'est justement là que réside la différence avec les pays nordiques, les États-Unis, le Canada et autres pays plus anciennement connectés. Nous allons voir débarquer beaucoup de nouveaux internautes sur un Internet devenu beaucoup plus accessible, simple et intuitif que le réseau des années 1990 ou 2000. Ces nouveaux venus qui n'ont parfois aucune connaissance de l'informatique utilisent Internet un peu naïvement, comme si le réseau « marchait tout seul » et que « tout y était gratuit ». Au contraire, dans les pays anciennement connectés, il existe un nombre significatif d'internautes chevronnés, qui ont appris depuis longtemps à se déjouer des pièges, à maîtriser des outils, à choisir le meilleur service au meilleur prix. Le risque, c’est donc que les Français se comportent un peu trop comme des « crapauds normaux » et que le haut débit français serve surtout de plate-forme de consommation à des technologies et des services en grande majorité américains...
« L’informatique déloyale »
Il est assez clair que l’univers des logiciels libres (LL) a été créé par des « crapauds fous », dont Linus Torwalds et Richard Stallman sont de dignes exemples (mais, pour être honnête, Bill Gates aussi, lorsqu’il a créé Microsoft en quittant IBM avec le système d’exploitation). Les LL ont l’immense mérite de créer une alternative aux logiciels propriétaires. Sur le plan économique, cela crée de la saine concurrence, mais c’est surtout sur le plan technologique que les « crapauds fous » de l’informatique sont précieux. Ils maintiennent la possibilité de pistes transversales, évitant le danger des tunnels préétablis dans lesquels risque de s’engouffrer la multitude. Richard Stallman s’insurge contre ce qu’il appelle « l’informatique déloyale » : « De qui votre ordinateur devrait-il recevoir ses ordres ? La plupart des gens pensent que leur ordinateur devrait leur obéir, et non obéir à quelqu'un d'autre. [...] De grandes sociétés de médias (incluant des sociétés de cinéma et des maisons de disques), en collaboration avec des sociétés informatiques comme Microsoft et Intel, prévoient de faire en sorte que votre ordinateur leur obéisse au lieu de vous obéir. »[2]
Internet est le symbole même d’une société post-industrielle refusant les idéologies du XIXe siècle, notamment celles qui reposent sur le déterminisme et le sens de l’Histoire préétabli, et parlent d’un « Progrès » (avec un grand P) inéluctable et positif des sciences et des techniques[3]. Après toutes les désillusions du XXe siècle, notre conception du progrès est aujourd’hui beaucoup plus souple. Nous ne pensons plus que les avancées des sciences et techniques font nécessairement le bonheur de l’humanité. Mais les déterminismes peuvent revenir, sans s’avouer comme tels, sous une forme insidieuse, c’est-à-dire purement économique ou technologique. Il y aurait des mouvements « inéluctables » de concentration dans l’Internet, tels mouvements de masse seraient « irréversibles », tel soit-disant « standard » s’imposerait définitivement, etc.
Reste que les « crapauds normaux » ne s’opposent pas aux « crapauds fous ». On observe plutôt une alternance d’innovation (générée par les « crapauds fous » qui partent dans la « mauvaise direction ») et de diffusion des innovations (mouvements massifs des « crapauds normaux » dans la « bonne direction »). On ne peut pas vivre dans une course à l’innovation perpétuelle. La normalisation, qui permet à un large public de s’approprier le fruit des innovations, de les populariser, de les démocratiser et parfois de les sécuriser et de les améliorer, est tout de même l’une des caractéristiques de l’histoire de la micro-informatique et d’Internet.
La destruction créatrice
Il faut sans doute aussi replacer cette alternance dans le cadre des théories classiques de Joseph Schumpeter sur la « destruction créatrice » et les rythmes d’innovations technologiques. Wikipédia, l’encyclopédie libre en ligne, résume très bien l’idée de Schumpeter : « Les innovations arrivent en grappes presque toujours au creux de la vague dépressionniste, parce que la crise bouscule les positions acquises et rend possible l'exploration d'idées nouvelles et ouvre des opportunités. Au contraire, lors d'une période haute de non-crise, l'ordre économique et social bloque les initiatives, ce qui freine le flux des innovations. »[4] En quelque sorte, comme dit le proverbe, « à quelque chose malheur est bon » (cela doit d’ailleurs nous donner du courage pour affronter la probable crise financière qui s’annonce : comme elle va beaucoup détruire, elle annonce beaucoup d’innovation...).
Prenant le contre-pied des idéologies d’inspiration hégélienne, le prix Nobel de chimie Ilya Prigogine, va plus loin encore et parle de « bifurcations » dans l’Histoire. « Entre les points de bifurcation, dit-il, nous pouvons faire appel à une description déterministe [...]. Au point de bifurcation même, nous avons une description probabiliste. D'où l'élément d'imprévisibilité ou de surprise. Cette apparition de nouveauté s'apparente à la notion de créativité. Cette notion, je crois, s'applique autant au domaine des sciences qu'au domaine des arts et de la littérature »[5]. Une conception fascinante qui s’applique bien à Internet et à l’histoire des technologies de l’information et que le ballet des crapauds (normaux et fous) illustre parfaitement.
En définitive, lorsque l’on envisage toutes les « bifurcations » possibles, toutes les « destructions créatrices » qui se profilent à l’horizon technologique, il est impossible de prévoir l’avenir d’Internet. Pour parler de ce qu’il y a de plus important, à savoir l’impact des technologies sur nos libertés, il est parfaitement imprévisible. Le spectre du « Big Brother » informatique, rendu techniquement possible, n’est pas une fatalité. Mais ce n’est pas non plus une hypothèse à exclure. Que faire, alors, puisque nous ne connaissons pas grand chose de l’avenir ? Nous pouvons seulement nous assurer (ou tenter de nous assurer) qu’aucune rigidité, aucune « informatique déloyale » ne fausse le jeu de l’innovation. Il ne faut pas couper les voies latérales, aussi étranges soient-elles. Il faut accorder aux innovateurs la possibilité de se tromper. Il faut laisser le plus de libertés, le plus d’avenirs possibles à Internet. Et si vous trouvez un crapaud égaré dans votre jardin, ne lui faites pas de mal : laissez-le poursuivre sa route dans la direction qu’il souhaite.
[1] Les écologistes ont d’ailleurs réclamé la mise en place de passages aménagés que l’on appelle les « crapauducs »
[2] Free Software, Free Society: Selected Essays of Richard M. Stallman, Joshua Gay, 2002, traduction française sur ccomb.free.fr
[3] Sur la crise de l’idée de « Progrès », lire de Pierre André Taguieff, Le Sens du progrès - Une approche historique et philosophique, Flammarion, 2004
[4] http://fr.wikipedia.org/ , article Joseph Schumpeter
[5] Entretien avec Ilya Prigogine, Andrew Gerzso, Résonance nº 9 (Ircam - Centre Georges-Pompidou), octobre 1995
j'aime ien vos articles on apprend toujours des chses LOL!
Rédigé par : wiki | mars 23, 2009 à 04:30 PM
j'aime bien vos artickles on apprend toujours desc hoses LOL!
Rédigé par : wikipedia | avril 03, 2009 à 01:34 PM
c'est comme vous vvoulez ! lol en tous cas moi j'aime bien votre billlet.
Rédigé par : Wiki | avril 07, 2009 à 02:01 PM
Vous avez certainement un grain de folie dans votre cerveau de crapaud.
Et peut-être est-il trop gros pour que vous méritiez de recueillir de plus nombreux commentaires; critiques ou élogieux, peu importe.
Mais gageons que la publicité récente faite à votre pensée par NKM devrait vous donner quelque notoriété supplémentaire.
Si NON, alors NKM, elle-même n'aura pas été très suivie.
Dommage.
Et BRAVO, que tout ceci est bien dit et clairement.
Rédigé par : www.facebook.com/profile.php?id=627683303 | novembre 03, 2009 à 11:47 AM
Ahahha moi aussi je suis un grand amateur des blagues :)
Rédigé par : Blague | décembre 12, 2009 à 05:40 PM
Au delà de l'aspect simplement technologique le point le plus important à mon sens des apports du web a été l'abandon de la structure hiérarchisée existante de l'accès , de la diffusion de l'information avec une obligation de dépasser l'invective dans des débats donc d'apprendre à lire à écrire à s'informer. Le gouvernement de RPC ne s'y est pas trompé en imposant un contrôle permanent à tous les échanges sur le web ,( proposition reprise dernièrement pas je ne sais trop quel élu UMP !) .
Enfin de dire au delà de l'aspect simplement technologique est un peu réducteur , les applications sont de facto liées a un business et passent par le filtre économique avant d'être développées et vendues . `
Les applications développées en "freeware" sont plus ou moins des clones des "payantes" tout du moins dans les "packages " classiques tels que Open Office .
Je ne vois pas aujourd'hui trop d'applications "révolutionnaires"disponibles au sens de l'ouverture à tout un chacun de l'accès et de la diffusion de l'information qui a été somme toute un avatar d'internet
claude
Rédigé par : claude | décembre 18, 2009 à 11:22 AM
L'internet va à une vitesse!!!!
Sauf ma connection de 56... loool
Vive la France des campagnes!
Rédigé par : Foulard | mai 21, 2010 à 10:21 PM
@foulard ça doit être dur à vivre internet en 56k... Courage :)
Rédigé par : Prime Grattage | juillet 08, 2010 à 10:36 PM
Plus personne n'est en 56k aujourd'hui, même au fin fond de la campagne comme la Creuse :)
Rédigé par : Bingo en ligne | mai 25, 2011 à 10:34 PM
Très intéressant, merci.
Rédigé par : Rome casino | octobre 27, 2011 à 09:30 AM
Tuto cool pour comprendre comment à se maitriser http://maitriser.canalblog.com
Rédigé par : geogiojg | juin 13, 2012 à 10:04 AM
Avoir une tres bonne concentration est primordiale selon les metiers http://gagnerconcentration.overblog.com/gagner-de-la-concentration
Tres bonne journee a tous
Rédigé par : Scotty | juin 15, 2012 à 04:52 AM
Passionnant ! Et merci pour les crapauds fous qui se sentent parfois un peu seuls...
Rédigé par : Pimouls | octobre 12, 2012 à 11:45 AM